L’électrique, c’est fantastique

J’ai vécu une aventure absolument incroyable, un truc de héros du quotidien : j’ai conduit une voiture électrique en Corse durant une semaine. Fallait vraiment que je vous raconte ça.. (NB : long texte).

La semaine dernière, ma compagne et moi nous sommes partis passer quelques jours en Corse du Sud afin de brûler lors des randonnées essoufflantes et pentues en montagne des calories aussitôt reprises en lonzo, coppa, bastilicacciu, et brocciu accompagnés — comme il convient, afin de bien s’intégrer et s’imprégner tant de culture locale que de glucides — de fiumicicoli, de sarapale, ou de patrimonio.

Sortis de l’aéroport vers 22 h, nantis de nos valises et notre bilan carbone, nous avons patienté trois quarts d’heure sous la bruine pour avoir le droit de pénétrer dans l’agence du loueur de voitures, accéder au guichet, re-remplir une troisième fois un « dossier » — pourtant déjà complété deux fois en ligne (en février, puis quelques jours auparavant pour, m’avait-on écrit « gagner du temps » à l’arrivée). Découverte au moment de retirer la voiture : les loueurs corses seraient en train de convertir leurs parcs à l’électrique. Celui-là ne proposait désormais que ce type de véhicule.

L’aventure étant dans nos cœurs, autant que le soleil corse et l’esprit de la Commune, et étant animés par l’enthousiasme béat, quoique un peu naïf des continentaux débarqués en terres inconnues résolues visiblement à sauver la planète victime du surtourisme pollueur, nous nous sommes laissés attribuer un pot à yaourt qui nous a paru être une bien petite chose face à la taille de nos valises : soit une Fiat 500e électrique, bourrée d’électronique parce qu’elle est, excusez du peu, nantie du « Pack Tech ».

Je n’ai jamais conduit de voiture électrique. Voilà qui allait être une nouvelle « expérience utilisateur », après tout.

C’est cet appareil

Précision liminaire : je ne connais rien, mais alors strictement rien, aux voitures auxquelles je demande, basiquement, de me transporter. Je ne sais d’ailleurs même pas précisément quelle est la voiture que je possède chez moi ; je me trompe toujours dans les numéros de modèle. Ça « n’imprime pas ». Tout au plus, ai-je appris que Carlos Ghosn qui fut jadis à la tête de Renault voyageait sur le tard plutôt en valise diplomatique, et que Carlos Tavares, PDG de Stellantis, a des revenus supérieurs chaque année à ce que je gagnerais en plusieurs existences laborieuses, alors qu’il ne sait même pas faire bouger ses oreilles aussi bien que moi, si ça se trouve.

Sur le parking, l’engin m’a semblé d’emblée très compliqué : il y a des boutons sur le devant le volant, derrière, sur les côtés. Quelques-uns en dessous, là, ici aussi et au-dessus. Ils sont tous couverts d’acronymes et de pictogrammes étranges. C’est un festival de touches et de boutons, de manettes ésotériques. Il y a des diodes et des leds. On sent que si on touche un truc, il va se passer un machin. À droite du volant se trouve un écran tactile format A4, alors éteint — et on ne sait ni ne voit comment l’allumer. Moment de flottement : mais après tout, Neil Armstrong et Buzz Aldrin d’Apollo 11 ont marché sur la Lune avec bien moins d’informatique et de boutons à presser ; on arrivera bien à l’hôtel.

Après avoir essayé de me souvenir ce que signifient les boutons P, R, D et N situés à la place de ce qui devrait être un levier de vitesse, et appuyé trop de fois sur le bouton de démarrage (« la voiture est prête », puis non elle s’éteint comme une cafetière mal programmée, puis oui elle reboote, puis non fallait pas réappuyer), le cadran derrière le volant change d’aspect à volonté sans que l’on ne comprenne pourquoi et affiche des informations différentes et surabondantes qui ne me paraissent pas pertinentes pour le projet simple consistant à sortir du parking. De mémoire, car je peux me tromper saturé de signaux comme je l’ai été, il s’agissait de la pression atmosphérique en millibars au Groenland, du PNB de Macao, du taux de phosphates dans les mégabassines et celui du cholestérol de Kim Jong-un. Puisqu’il est désormais possible de faire souffrir d’infobésité l’automobiliste, des ingénieurs cagoulés réunis dans une cave secrète avaient visiblement décidé de nous infliger toutes les options imaginables — mais on ne me disait toutefois pas s’il fallait appuyer sur R ou D pour reculer. J’ai opté pour R, ce qui m’a semblé être un bon choix compte tenu que reculer viendrait du wallon (Re…, et …culer), ou de reskoulé en bourguignon, ou de requeulai en provençal, ou de recular en espagnol ou de rinculare en Italie. Peut-être même que ce R viendrait de reculer en français… C’était risqué : car en corse cela se dit arritrà- arretrà- arritirà, or il n’y avait pas de bouton A — mais quoiqu’il en soit, je suis parvenu à reculer (bouton R). Mes souvenirs étymologiques m’ont incité ensuite à faire bouton D pour démarrer. Jusque-là, cela allait. J’en conclus, avec la joie du chercheur qui vient de faire une découverte, que bouton P devait être la lettre pour « Se garer ».  (Pour bouton N, j’ai regardé dans le manuel au bout de quelques jours, pour ne pas mourir idiot dans un ravin). En fait, vous saurez que c’est Drive, Reverse, Neutral et Parking qui sont sans doute des termes italiens de chez Fiat.

Il était 23 h 30 lorsque nous avons réussi à trouver une place près de l’hôtel pour nous garer (bouton P). L’avantage quand la voiture est de la taille de la valise, on trouve tout de même de la place dans les ruelles étroites. Après avoir enfin extirpé sans recourir à du talc les valises de la voiture, j’ai voulu la fermer nanti de la Toute Puissance De Celui Qui Détient La Télécommande Clé Bluetooth… et c’est alors que la Fiat s’est mise à klaxonner, tandis que la porte n’était toujours pas verrouillée.

J’essaie, je réessaie.

Elle klaxonne.

Je veux verrouiller les portes : elle klaxonne.

Chaque fois, la voiture klaxonne, mais les portes ne se verrouillent pas. Compte tenu que les Corses (que je salue, ils sont nos amis) sont d’un caractère réputé farouche, et parfois réactif, j’ai décidé d’arrêter de faire klaxonner la voiture au milieu de la nuit et des immeubles d’où pouvait être embusqué un tireur armé d’un fusil à sanglier. Le réceptionniste de l’hôtel — un Corse costaud qui a ce charisme et cette tonalité d’accent du mec qui sait pourtant se tirer de toutes les situations de façon débonnaire — nous a avoué qui lui non plus ne savait pas pourquoi elle klaxonnait. Il nous a conseillé d’appeler l’agence. On a laissé la voiture ouverte pour la nuit. Après tout, qui volerait une Fiat 500e qui klaxonne sans raison ?

Le lendemain matin, j’appelle l’agence (dix fois environ avant qu’ils décrochent) et j’explique que je ne peux pas fermer la voiture au risque sinon de déclencher des émeutes qui nécessiteraient l’intervention de brigades envoyées par Darmanin. On me dit qu’en effet c’est curieux, et que si ça persiste, il faut que je rapporte le véhicule à l’agence « pour qu’ils voient le problème. ». Il s’agissait de l’entendre, mais ne chipotons pas.

Nous retournons à l’agence de l’aéroport (bouton D). Sur le parking du loueur (bouton P), nous chopons au vol un grand type barbu et stressé et je lui explique mon problème. Il me dévisage avec cet air des gens qui sont dans le savoir, la connaissance, les arcanes mystérieux de la technique moderne et qu’il ne faut pas déranger parce qu’il n’a pas que cela à faire avec tous ces touristes.

Il m’écoute gravement. Je vois passer un peu de commisération — très peu, certes — dans son regard.

« Allez-y, monsieur. Fermez la voiture ».

J’appuie sur la clé. La voiture klaxonne.

« Ah, vous voyez ! », dis-je sûr de mon fait. En vérité, il s’agissait d’entendre, mais ne chipotons pas.

« Maintenant, éloignez-vous », me demande-t-il. Je lui obéis sans barguigner (j’ai toujours obtempéré à ceux qui m’apprennent les rudiments pouvant m’être bénéfiques — si on peut s’alléger l’existence, c’est préférable) et m’éloigne d’une dizaine de mètres. Il essaie d’ouvrir la portière.

« Voilà. Voyez, elle est verrouillée ».

Je me rapproche de lui et de la voiture, sans actionner la clé (nouvelle consigne du monsieur). Et là, il ouvre la portière. Je me sens penaud comme un type victime de l’effet démo qui a fait venir un réparateur d’ordinateur parce que ça a planté tout seul pendant qu’il était aux toilettes, mais qui doit constater que ça remarche devant le dépanneur alors « que tout à l’heure, je vous assure, c’était figé ».

Je vois une forme d’accablement briller dans ses yeux de sachant. Il a compris que, incroyable, je ne connais rien aux bagnoles. Je pense qu’il a eu même un peu pitié. Il professe :

« Vous savez, monsieur après les années 80 et depuis 2000, les voitures se verrouillent avec une télécommande » (ça je savais, mais je la joue humble), « il y avait un contrôle visuel ; un loquet qui monte ou descend, ce genre de choses. Maintenant, elle klaxonne pour vous dire que c’est enclenché, et si vous vous éloignez ou vous rapprochez elle se verrouille ou se déverrouille grâce au Bluetooth ».

Alors, humilié — il m’a tout de même pris pour un type sorti des années 80, pourtant j’étais en vacances et en T-shirt et pas en chemise à col pelle à tarte —, j’ai carrément répondu du tac au tac : « Ah bon, d’accord. »

Tout m’est passé par la tête : comment ça se passe si un gang mafieux corse en quête d’impôt révolutionnaire me prend en otage ou m’assassine et transporte mon cadavre près de la voiture pour déverrouiller la portière ? Quelle garantie a-t-on contre cela ? Ce serait donc pourquoi les voitures neuves d’aujourd’hui font tchouip-tchouip quand les gens les verrouillent ? Mais alors pourquoi la mienne fait HOOOOING et réveille la ville, et pas tchouip-tchouip ? Est-ce l’exubérance italienne qui se traduit dans le verrouillage klaxonnant de la Fiat 500e ?

Aussi nous nous enfuis (bouton D) légèrement honteux, ringardisés, ramenés aux temps obscurs des années 80 — c’est tout de même le siècle dernier. On avait la Corse à traverser et, on l’ignorait encore, nombre d’épreuves électriques et électroniques à affronter.

De fait, de nouvelles angoisses étaient nées : la Fiat 500e a une autonomie de seulement 300 km — si la batterie est chargée à 100 %. Lors du retrait, le cadran de mon mini Boeing affichait un misérable et inquiétant, déjà, 89 %. Le fait de retourner à l’agence, bizarrement, l’avait fait descendre à un terrifiant 77 %. L’autonomie restante était d’environ 200 km… Un peu plus que ce que nous devions faire — aller à Porto-Vecchio pour randonner dans le massif de l’Ospédale, la forêt de Zonza, etc. Mais voilà, en Corse on a beau rouler jamais plus que 60 km/h, ça monte et ça descend, ça monte et ça descend, ça monte et ça descend, et une autonomie de 200 km/h calculée sur un terrain plat devant l’usine à Milan, correspond à combien en Corse où, donc, ça monte et ça descend ? Ça dure combien de temps 77 % ? Un plein d’essence, je vois. 200 km à plat, je vois. Mais 77 % quand ça monte et ça descend ?

L’application E-Motum (très peu ergonomique soit dit en passant) sur mon téléphone, censée m’indiquer l’emplacement des bornes de rechargement sur l’île était formelle : il y a de l’électricité là, un petit peu là, et puis deux ou trois spots ici. ET C’EST TOUT. Si on ne voulait pas retrouver nos corps de touristes morts de faim et de soif au milieu des cols corses, au pied de la Fiat 500e, dévorés par des cochons sauvages (sangliers domestiques), il fallait recharger la voiture avant de commencer. Ces vacances me semblaient soudain se muer une expédition financée par la Royal Geographic Society. Le fantôme de l’explorateur Percy Fawcett disparu dans la forêt amazonienne nous narguait.

L’électricité, cet or blanc, devint alors notre quête obsessionnelle… Principe de précaution : nous décidons de changer notre itinéraire (moins de montagnes, plus de villes balnéaires moches) afin de pouvoir recharger la voiture en route. Fébrilement, les yeux rivés sur le niveau de batterie nous parvenons à atteindre Propriano (51 %) et a trouver la borne près d’un GÉANT SUPER CASINO (à moins que ce soit un SUPER CASINO GÉANT, ne vous fiez pas trop à ma mémoire si vous devez accomplir le même trajet). L’endroit est hideux. On est au bout d’un parking immense, dans un coin, éloignés de la civilisation consumériste, et au loin il y a le CASINO GÉANT SUPER, ce gros malin qui en Corse accueille des bornes parce qu’il sait que durant le temps nécessaire pour faire le plein les gens vont faire des courses ; peut-être par exemple pour s’acheter des rallonges.

La borne permet de recharger deux voitures en même temps. Une place est déjà occupée par une grosse voiture noire qui est en charge — ne me demandez pas la marque. Je me gare en arrière (bouton R) — enfin pas tout de suite : j’étais garé par l’avant, mais le câble de la borne est trop court et la prise est à l’arrière de la voiture. J’ai dû remanœuvrer (bouton R, bouton D, bouton R) en essayant de ne pas percuter la grosse voiture noire adjacente. Je descends et lis les instructions écrites en corps 10 sur la borne. Il faut passer sa carte devant le lecteur, attendre que la dame qui est enfermée dans la borne me dise joyeusement que c’est « autorisation acceptée » et brancher le câble sur ma voiture.

La voiture, sans prendre la moindre précaution, m’indique que j’en ai pour une heure avant d’atteindre les 100 % de charge.

Une dame est assoupie à l’intérieur de la grosse voiture noire côté passager ; elle dort ou elle bouquine, ou peut-être même est-elle morte de vieillesse tant elle semble être là depuis longtemps (on ne voit pas très bien, car les vitres sont fumées sur les grosses voitures noires). Son mari à l’extérieur tourne autour de leur grosse voiture noire d’un air désabusé. Il doit être en hypoglycémie. Peut-être at-il dû sauter un repas, rouler tout la nuit dans l’angoisse de la panne pour trouver ce point de recharge ?

Je consulte l’écran de la borne : mes voisins sont en train de recharger depuis une heure et ne sont parvenus qu’à 85 %. Je sais que c’est ce qui nous attend. D’ordinaire faire le plein d’une voiture thermique en 6 minutes, me prend déjà la tête. Je sens que l’électrique va donc me prendre, facile à calculer, 10 fois plus le chou.

Pendant que ça recharge, la lecture compulsive du manuel de la Fiat ne m’apprend pas du tout comment désactiver le HOOOOING et surtout pouvoir enfin verrouiller la voiture. Je n’envisage pas de dormir dans la voiture pendant une semaine parce qu’elle ne ferme pas. Je me suis déjà cassé le dos à me pencher pour déchiffrer les explications sur la borne. J’ai trouvé sur le Web la solution de mon klaxon intempestif (en constatant avec une certaine satisfaction que je n’étais pas le seul à m’être posé la question du HOOOOING). Sachez que dès lors qu’on a de la couverture téléphonique, Internet est un bon moyen pour se renseigner (indice : en Corse il y a de la connexion, si, si : en tout cas il y en a au moins sur les parkings de SUPER CASINO GÉANT). Les gens posent toutes sortes de questions stupides sur le Web et on y trouve toujours la réponse à la sienne, sauf qu’on espère que quelqu’un l’a déjà posée, pour que notre question idiote ne reste pas à jamais en ligne à nous stigmatiser. Par exemple que faire si l’automobile klaxonne sans se verrouiller ? Comment désactiver cette fonction un peu trop festive ? Un type a répondu, formel : « Il faut aller dans les paramètres ». Pour moi, un paramètre est soit (et entre autres) : en informatique, une variable dont la valeur, l’adresse ou le nom ne sont précisés qu’à l’exécution du programme ou un nom donné à certains coefficients, à certaines quantités, autres que la variable ou l’inconnue, en fonction desquels on peut exprimer une proposition ou les solutions d’un problème.

Dont acte : ces voitures ont donc des paramètres et dedans il y a des variables et des inconnues, et des solutions de problèmes. C’était bien mon cas.

Pour aller dans les paramètres, il me fallait oublier le cadran de la voiture qui pendant le chargement me disait seulement combien de temps de ma vie et de mes vacances je perdais, et sans doute plutôt consulter l’écran tactile. Mais comment allume-t-on l’écran tactile ? Peut-être en regardant dans le manuel ? Rien n’y était précisé. Sans doute que tout le monde doit savoir mettre en marche un écran tactile de voiture ; ce doit supposé être un savoir d’instinct.

À force de tout tripoter et d’appuyer partout sur tous les boutons comme font inconsidérément les malades de la varicelle, on parvient à allumer l’écran tactile. Tout un lot de fonctionnalités épatantes apparaît : la musique, les réglages de la voiture, le téléphone, le GPS, la pression des pneus et celle artérielle des passagers de l’arrière (mais on n’a que des valises), le taux de change du dollar bolivarien, une recette de poulet coco, combien gagne Carlos Tavares depuis que la voiture charge, etc.

Je finis par dénicher dans les réglages/paramètres du véhicule (c’est aux tréfonds de l’écran tactile juste après l’activation de la fonction de calcul de l’inclinaison des sièges) comment désactiver le HOOOING et fermer ma voiture en silence, à l’ancienne, en mode année post 80 — souvenez-vous quand les télécommandes apparurent. Ça a un indéniable côté post-vintage. Ça ne fait pas tchouip-tchouip, mais les feux clignotent signifiant « message reçu, honorable chef ». Et la porte se verrouille.

Fort de cette victoire je vais me dégourdir les jambes sur le parking — ça fait 20 minutes que ça charge et à vrai dire la lecture du manuel et des forums sur le Web m’a un peu ballonné — et vais consulter la borne. Surprise : elle s’est déconnectée et n’a rien n’a été chargé. Je la reconnecte. Elle se redéconnecte chaque fois au terme de 3 minutes. Je suis alors contraint de la relancer toutes les 3 minutes (passer la carte, attendre l’autorisation de la dame dans la borne, débrancher — rebrancher le câble, etc.). Je me surprends soudain à souhaiter un retour des pompistes, ces grands oubliés, ces méritants de la première ligne. On les appellerait câblistes, et on pourrait lire nos manuels ou nos paramètres de réglage, ou les forums de questions idiotes sur le Web en toute sérénité tandis qu’ils surveilleraient la borne, confiant que nous serions dans leur professionnalisme et leur tour de main pour ficher le câble dans la voiture.

53 %

Je reconnecte la borne.

54 %

Je reconnecte la borne.

55 %

Je reconnecte la borne.

J’aperçois mon voisin de plein qui revient des toilettes du GÉANT CASINO SUPER — il faut le reconnaître : c’est pratique le rechargement à la borne, on a le temps de faire sa petite affaire sans précipitation — et je l’apostrophe.

C’est un grand type avec une tête d’ingénieur un peu chauve, légèrement barbu grisonnant, quinquagénaire exactement du genre à avoir une grosse voiture noire comme celle qu’il a fort à propos. Je lui explique que je suis novice en matière d’Apollo 11, que ce LEM-là, on me l’a loué sous la contrainte, et lui demande si c’est normal que ma borne s’arrête toutes les 3 minutes, alors que pas la sienne, et que la borne le fait chaque fois après m’avoir gratifié d’un seul petit pourcentage d’électricité, chichement, comme ça, alors que je ne fais pas la mendicité, je veux juste aller me balader dans la montagne, que j’ai une carte de paiement en règle et que jusqu’alors je n’ai eu aucune mauvaise relation avec les fournisseurs d’électricité ni aucun fabricant d’automobiles.

Il m’explique gravement que « ça arrive », que « ça lui est arrivé » que sa grosse voiture noire est aussi un véhicule de location « qui lui a fait le coup », mais que « maintenant c’est fini. Même si hélas, pour avoir les derniers 20 % c’est très très long ». Je suis content pour lui ; moins pour moi, car justement je souhaitais atteindre le joli score des 100 %. Il ajoute enfin :

« Mais à la maison, j’ai une Tesla, et avec elle, ça n’arrive pas, ça n’arrive jamais avec une Tesla. »

Je me doutais bien qu’il était ingénieur. Les ingénieurs, ou ceux en tout cas qui ont des têtes d’ingénieur ont des Tesla, et d’ailleurs ils s’arrangent toujours pour vous le dire. Coup de chance, je sais pour une fois ce qu’est une Tesla, car j’ai vu comme tout le monde des vidéos de fusée qui explosent et lu des horreurs sur Twitter. Je déplore avec lui, et acquiesce en soupirant d’aise au nom de Tesla (en fait, je fayote) avec tout de même l’air de celui qui convient qu’on ne joue pas tous dans la même cour. J’ai bien envie de lui glisser de nouveau que je n’ai pas choisi de rouler dans un pot de yaourt électrique, qu’on me l’a imposé, mais je me dis que ça ferait un peu trop chouineur. Si je veux me faire accepter dans la communauté des automobilistes électroniques, il faut que je sache me tenir.

Las, je retourne à ma borne qui me déconnecte à chaque pourcentage et que systématiquement, je relance, car aucun câbliste ne s’est manifesté. Pas fous les mecs. Ce serait il est vrai un boulot à la con. Je m’en rends finalement bien compte à l’usage répété.

Enfin, l’ingénieur et le cadavre desséché de sa femme sur le siège passager (qu’elle repose en paix ; quelle misère d’avoir été mariée à un fan d’électrique et de se cogner toute sa vie des pleins d’une durée infinie) repartent dans leur grosse voiture noire (était-ce en fait un corbillard ?). Ils auront donc mariné sous le soleil durant 1 heure et demie. Je m’empare avidement de son câble libéré sur le côté de la borne qui, lui, fonctionne correctement. Je demande l’autorisation à la stagiaire enfermée dans la borne, et enfin, ça charge sans discontinuer.

J’en ai donc toujours pour une heure, mais je ne craquerai pas. Non, je n’irai pas dans le CASINO GÉANT SUPER acheter des piles. Je tiendrai bon. Je suis décroissant. Je roule en électrique. Je suis libre. J’ai le choix. Par exemple, je peux patienter en lisant le manuel ou des âneries sur mon smartphone — si j’ai de la batterie ; je peux lire pour me distraire sur l’écran tactile de la Fiat les infos sur la température dans le coffre ou connaître le taux d’opacité poussiéreuse de mes rétroviseurs. J’ai le temps. Je le prends. Ma vie est désormais calculée en pourcentage de temps lui-même évalué en électrons.

Je commence à comprendre comment la transition écologique — si on veut bien admettre que la voiture électrique est écologique ; on peut en débattre aussi sur le parking ou à la borne, hein — va affecter nos existences. Tous à attendre que ça se recharge, à penser sans cesse à la panne d’inanition électrique, à ralentir le rythme de nos vies, assis dans nos voitures à cordon ombilical, à vouloir atteindre les 100 %. C’est la slow life qui advient. Soit t’attends, soit t’es en panne. Un changement radical de société se profile. Le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa qui craint notre perte à cause de la vitesse d’accélération exponentielle de la société depuis l’ère industrielle peut se rassurer. C’est ce nouvel immobilisme qui nous fera progresser. On se dit que les bornes ne seront pas franchies, parce qu’elles ne seront même pas dépassées — parce qu’on ne parviendra même pas à les atteindre s’il nous reste 2 %. Et si on approche tout de même des bornes, il conviendra de surtout ne pas les passer, et si elles ne marchent pas, tant pis, cela nous fera aller de l’avant. Ce que d’aucuns prennent pour un recul est en fait une avancée. Je ne dis pas qu’une épiphanie m’est venue, parce qu’avoir ce sentiment sur un parking de CASINO GÉANT SUPER manque de lyrisme, de sacralisation, mais en tout cas je sens que mon esprit s’ouvre à un nouveau paradigme. Je l’appellerais « l’ère bornée ». (Bon : c’est un intitulé provisoire).

78 %

La suite du séjour s’est bien déroulée. L’être humain s’adapte à la technologie, heureusement, car il ne faut pas lui demander à elle de le faire. Peut-être aux concepteurs de l’envisager ? Allez savoir. On « gère » tout aujourd’hui. Alors un truc de plus… Pourquoi ne pas gérerait-on pas nos recharges, nos itinéraires vers les bornes avec de plus en plus d’aisance ? On s’arrêtera (bouton P) dans des GÉANT SUPER CASINO. On y réglera des paramètres. On découvrira avec un plaisir non feint qu’on a usé que 7 % des pneus arrières et qu’on a écouté 13 minutes 7 secondes 6 dixièmes de musique sur le dernier trajet dont 64,35 % de jazz.

Les Corses hors saison sont adorables, la météo est clémente, les paysages sont magnifiques, le tanin du sarapale est parfait… On voit des rapaces planer dans les courants chauds au-dessus de golfes splendides qui n’attendent plus que les promoteurs. La voiture est petite, se gare aisément (bouton R, bouton P), mais plus grande sans les valises restées à l’hôtel, et on peut y déposer maintenant nos gourdes. Elle est légère, et surtout silencieuse. Aucune vitesse à passer dans les cols et lacets tous les cinq mètres quand ça monte et ça descend, monte et descend, tourne à droite, à gauche, et à droite et à gauche. — et puis aussi il est vrai on s’est habitué à ce nouveau spectre, celui du pourcentage de batterie.

Tout est luxe, calme, électricité.

Enfin, presque.

Après plusieurs jours de pérégrinations, ma compagne me confie soudain :

« C’est curieux, il y a cette musique qu’on entend partout dans les rues… Je ne vois pas où ils mettent les baffles ni ne comprends pourquoi ils sonorisent les rues. Il n’y a pas de fêtes… Et puis c’est toujours le même air de musique de cirque. De musique de fête de village… ».

Je suis content qu’elle en parle la première.

Moi aussi je l’avais remarqué cette musique entêtante, qui apparaît parfois. Discrète, mais présente. Fantomatique. Mais n’avais jamais osé aborder le sujet. Je me disais que j’étais peut-être sujet à des hallucinations auditives — sait-on jamais avec l’âge, on se découvre des trucs qui couinent sur des parties de soi dont on ignorait jusque-là l’existence.  Nous en convenons : partout où nous nous rendons en ville, on entend, nous semble-t-il, une mélodie fameuse de Nino Rota, qui accompagne un film de Fellini. Je prétends que c’est La Strada, mais non, ma compagne a raison : c’est la musique d’Amarcord. Plus précisément, au début, le thème Titolli.

D’où ça vient ? Pourquoi entendons-nous Titolli ?

On tend cette fois l’oreille. On guette le moment où elle va se manifester. Oui, ce sont bien les deux mesures d’Amarcord qu’on entend régulièrement. Elles nous sont entrées dans le crâne. Parfois, on ne sait plus si cela vient de nous-mêmes… ou de l’extérieur. L’extérieur est devenu felinnien ! Pourquoi les Corses diffusent-ils Amarcord dans les rues ?

Je réfléchis, et j’ose, sur un ton de personnage de série B qui pense que sa coquette studette récemment acquise est hantée, bâtie sur un cimetière indien — en l’occurrence ce seraient des Indiens d’Italie :

« Tu sais… Je crois que ça vient de la voiture.

— Non ? De la voiture ? »

Je régurgite :

« Oui, cette musique vient de la voiture. J’en ai bien peur. »

Vitre baissée, musique de l’autoradio éteinte, je fais avancer la voiture de quelques mètres (bouton D) et alors retentit Titolli. De fait, chaque fois que nous repartons (bouton D), du moins après un arrêt prolongé, la voiture joue Titolli.

(Bouton D)

Tala, lalaa.

Lalala lalaa

Tala, lalaa

Ça alors.

C’est plus fort que d’avoir les chiffres en temps réel de la population mondiale de flamants roses sur le cadran.

Pourquoi cette voiture émet-elle Titolli ?

J’ai cherché sur le Web (ce n’est pas dans le manuel, j’ai regardé lors d’un petit rechargement de 61 % à 92 %). Il y a eu une pub pour la Fiat 500e avec Di Caprio qui a été payé à la Carlos Tavares pour ouvrir et fermer la portière (sans faire klaxonner, notez), pour tenir le volant en souriant, le tout sur le thème de la Dolce Vita de Fellini, devenue pour l’occasion dans la chanson revue en Dolce Strada (Douce route). C’est pourquoi la Fiat 500e aujourd’hui — parce que paraît-il il est obligé de faire du bruit pour avertir les piétons qu’une auto silencieuse démarre — joue Amarcord.

Vous suivez ? Fiat 500e > Italie > Dolce vita > Dolce strada > Strada > Fellini > Amarcord > Titolli.

Et toi dans ta bagnole de location, t’es là, avec Fellini dans la tête. Qu’en penserait le maestro ?

C’est une idée de génie. C’est l’italian touch. La civilisation européenne leur doit beaucoup, des arts, des lettres, des chaussures bicolores, la pizza, des westerns, de la fringue, et Nino Rota et Fellini : alors ne vous moquez pas, hein.

Un directeur de Fiat explique :

Quadruple conclusion :

  • si tu ne t’intéresses pas aux bagnoles, si tu n’y connais strictement rien, les autres te prennent pour un gros gros naze ringard des années 80. Même le manuel de l’auto te dédaigne ; il ne te dit pas tout… Car il y a sans doute des savoirs tellement évidents. Qu’il n’est besoin de les expliquer. Par exemple, si la voiture klaxonne en voulant la verrouiller.
  • si tu ne regardes pas la télévision, si tu ne connais pas les pubs, tu te sens de toi-même un peu… décalé.
  • si tu n’as pas besoin de 90 % des fonctions de ta bagnole électro-numérico-électrique, tu te demandes toi-même si tu ne serais pas un gros gros naze ringard décalé.
  • Enfin, si tu n’étais pas sur la terrasse à Naples ou Turin, ou Milan, là où sèche le linge et jouent les gamins, avec les ingénieurs et des gens du marketing qui ont pensé à Titolli, et qu’aucun n’a éclaté de rire en disant « No, ragazzi, fermiamo tutto! Sta andando troppo oltre! », tu ne pourras jamais comprendre.