Allez, revenons à une écriture sans ChatGpt : il y a presque 3 ans, j’ai été contacté par un producteur de podcasts. Il se souvenait qu’il y a plus de 20 ans (!) j’avais écrit des chroniques estivales sur la sieste dans le journal Libération qui avaient été remarquées puis largement copiées chaque été des années durant par d’autres journaux ou magazines. Il me demande donc en 2020 d’imaginer le texte d’épisodes sur ce sujet pour estimer s’il va produire une série d’épisodes de podcasts. Il me demande même d’enregistrer un petit bout pour évaluer le ton déclamatoire nécessaire.
Je lui avais écrit ci-dessous le texte d’un premier épisode, le manifeste des « Forces d’inertie » annonçant une « révolution siestique ».
Sans doute ne devait-il pas s’attendre à ce genre de texte, peut-être a-t-il trouvé cela mauvais et peut-être l’est-ce. En tout cas, je n’ai plus jamais eu de nouvelles. Comme toujours dans ce pays on vous demande mielleusement un travail gratuit — pas question d’argent entre nous, hein — et puis on ne vous donne plus aucune nouvelle : ni oui, ni non, ni merde, ce qui est insupportable et épuisant et une pratique qui m’exaspère depuis des décennies.
Je viens de retrouver par hasard le texte que j’avais oublié ; je viens d’écrire au commanditaire ce que je pense de sa façon de traiter les créateurs de contenus, et comme je ne sais que faire de ce texte révolutionnaire pour le moins, le voici publié.
(Les images des champs de bataille des Forces d’Inertie sont créées avec Midjourney).
La sieste : guérilla kit
Manuel de combat
des Forces d’Inertie
• Manifeste
pour une révolution siestique
Éveillés face à un monde tétanisé sous les draps-suaires de son trop de réalité, nous, Forces d’Inertie, disons qu’il est temps que si désormais quelque chose doit continuer de s’allonger, ce ne seront plus nos journées de travail, mais les hommes et les femmes, combattants engagés dans la guérilla par la sieste.
Vaines sont les tentatives désespérées des populations occidentales de se soustraire à l’issue fatale vers laquelle la planète semble se diriger. Celles qui il y a peu encore se disaient forces de progrès sont désormais mal ou dé-politisées, dégoûtées par la marche falsificatrice et emballée d’un monde devenu chaotique, illisible ; angoissées par les perspectives d’une planète qui se meurt. Leurs tentatives dérisoires d’en sortir sont d’un lyrisme aussi inefficace qu’un compost au fond d’une cour pavée et n’incitent, las, qu’à pathétiquement et benoîtement ralentir le monde. Elles proposent le slow ; les villes slow, prétendument lentes ; c’est l’appel à la décroissance, et autres illusions d’une écologie de réparation toujours en retard d’un train fou au bilan carbone affligeant.
Nous, Forces d’Inertie, pensons que slow, c’est encore trop rapide, encore trop de gesticulations. Nous, Forces d’Inertie, estimons que désormais seule l’inaction nous sauvera. Dans un monde trop mobile, l’immobilité devient subversion. Nous, Force d’Inertie appelons à l’insurrection par le sommeil.
Les comportements, actions, modes de vie et idéologies de survie des populations désemparées n’ébrèchent que peu la marche insensée et les ravages fous du cauchemar climatisé de la mondialisation ; celle où l’individu d’une façon ou d’une autre continuera toujours de se faire suer le burn out, de se détraquer et se faire exploiter la santé, de s’appauvrir par une course au crédit plus revolver que revolving, de s’abêtir devant l’écran des experts de l’expertise. L’urgence est telle — sur tous les fronts, dans tous les domaines — qu’il est urgent de ne plus agir en toute radicalité : il ne faut point endiguer, nullement contenir ou soigner… Non !
Nous, Forces d’Inertie sommes convaincues qu’il convient de tout arrêter.
Tout arrêter pour que de la puissance de l’inertie naisse un nouveau paradigme civilisateur, humaniste et écologique. Tout arrêter parce qu’on est parti, sinon, pour y rester ! L’immobilisme doit être tant le nouvel espace que le mouvement irrémédiable de la marche en avant.
Nous, Forces d’Inertie avons la conviction que la seule façon de stopper la folie actuelle — sans pour autant mener à l’extinction, à la stérilisation des esprits, à celle de la créativité, à celle de la philosophie, des arts, du respect de la nature et bien sûr de l’être humain — est d’adopter un mode de combat qui réponde à, justement, toutes ces exigences et impérieuses nécessités. Soit un urgent mode de combat qui préserve le bien-être humain, développe les êtres de cette Terre, tout en mettant à mort le système gesticulateur qui nous opprime et nous mène à l’extinction universelle. Ce mode de combat, qui sera un mode doux, nous l’appelons : guérilla.
Nous, Forces d’Inertie, prônons une guérilla douce, non violente, pacifique, libératrice et créatrice, mais ce sera bien une guérilla parce que, partant d’actions d’abord individuelles ou isolées, notre combat se répandra, se généralisera, insaisissable et harcelant, démobilisant la tyrannie consommatrice productiviste pour mener à l’irrémédiable et annoncée renaissance attendue de tous.
Nous, Forces d’Inertie avons pour formelle conviction que d’un assoupissement collectif jaillira un éveil créatif. Et, si le Grand Soir à jamais attendu doit advenir, alors il sera, forcément, accompagné de Grands Sommeils.
Si pour nous, Forces d’Inertie, notre mode de combat est celui de la guérilla, notre arme sera — tout esprit dés-embrumé de l’hypnotisme du système gesticulateur l’aura compris — celle de la sieste. Ce sera l’affrontement de la douceur et de la rêverie, de la lenteur et de la volupté, contre les brutalités du monde, contre sa vitesse exponentielle et les injonctions des maîtres à déchoir à la tête de notre société de gesticulation.
Nous, Forces d’Inertie, voulons instaurer la guérilla siestique, par la sieste élevée au rang d’outil, de pratique, de mode de pensée et de référence, d’art, de champ social et révolutionnaire sous toutes ses formes, en tout temps, et en tous lieux : se mettre hors champ, faire un break, se retirer douillettement dans l’arrière-monde, s’adonner à un micrododo réparateur, s’accorder une sieste polissonne, se coltiner une siestoune, s’octroyer la sieste royale, se soigner à la réparatrice, voler une microsieste, piquer une sieste flash, décider soudainement d’une mini-sieste, souffler le temps d’un petit somme, connaître une absence matutinale ou vespérale, flancher durant la petite pause du midi, assumer le roupillon du papi… La sieste pour s’accorder, s’octroyer ce moment à soi, pour aller s’allonger « deux minutes », s’étendre quelques instants… Dedans, dehors, assis, couché, durant 5 minutes, 15, 30 ou 90 minutes, fermer les yeux… Un cycle ou deux, ou trois, ou fi… ! Car fi de la journée, des basses tâches et des corvées ! : elles attendront. La sieste est désormais la priorité absolue. La sieste est notre issue. La sieste est notre credo.
Nous, Forces d’Inertie, déclarons la guérilla siestique ouverte.
Toutes ces formes de siestes, si elles sont bonnes, sont hélas toutefois encore trop courtes, trop souvent volées, toujours honnies. Notre ambition est désormais avec détermination d’aller au-delà du simple bonheur de leur généralisation : la révolution siestique se doit de toutes les développer, de les performer pour emprunter au vocabulaire fallacieux de ce qu’il faut bien nommer l’ennemi productiviste : les siestes, abouties, élaborées, démocratisées, chercheront à s’amplifier, à durer, omniprésentes, devenir massives, tant pour jouer le rôle politique qui leur est dû, et qui leur a toujours été dénié, que pour mener le bien à l’Universel, modeler l’Histoire dans une perspective de progrès, et que l’être humain, enfin tutoie l’Absolue Indolence, loin de l’actuelle dystopie de la marchandise dans laquelle nous pataugeons, à heures fixes, lors de pauses courtes et calibrées.
Nous, Forces d’Inertie feront la promotion de toutes les formes de siestes, mais celles-ci ne seront en une première étape que le chemin menant à la sieste générale, à la sieste massive, à la Grande Sieste de la reconstruction du monde.
L’Histoire nous l’avait pourtant enseigné : à l’inverse du fourbe Montesquieu qui crut voir dans l’indolence des peuples sous climat chaud, et donc enclin à siester, la source de leurs maux et de leur instabilité politique, moult personnages éclairés avaient pourtant posé les bases de la révolution siestique. Mais nous les entendîmes pas, les oreilles enfouies malheureusement dans l’oreiller de notre inconsciente absence de vigilance envers l’emprise du système gesticulateur.
Du philosophe cynique Diogène au IIIe siècle, qui, paressant près du Craneion à Corinthe, avait envoyé paître d’un déterminé « ôte-toi de mon soleil ! », l’empereur Alexandre qui lui proposait de répondre à tous ses désirs, à la lutte siesteuse du poète suédois du XVIIe siècle Skogekär Bergbo qui chanta le sommeil tous azimuts — « seul repos des hommes fatigués, salaire des travailleurs, la chose la plus utile au foyer. » —, jusqu’au plaidoyer du gendre de Karl Marx, Paul Lafargue (1842-1911) qui dans son Droit à la paresse en 1880 a fait appel à la sagesse du prolétaire — « Qu’il ne se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit. »… Tous les corpus, toute la dialectique historique en faveur de la sieste étaient pourtant à notre portée, là, sur notre table de chevet où nous avons préféré laissé se parader l’infâme réveil-matin. Quelle fut notre erreur que de s’obstiner à garder nos yeux ouverts vers les horizons agités et agitants de la société de gesticulation !
Nietzsche (1844-1900) lui-même avait pourtant écrit : « Le loisir est seul capable de fonctionner comme un concept opératoire à partir duquel on peut distinguer l’homme libre du serf » et « celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit. »
Que n’existe-t-il pas de monuments érigés à ces libérateurs, statufiés en digne posture siestique ?
Mais, nous, Forces d’Inertie, ne voulons pas nous étendre sur les errements du passé. Ils sont trop inconfortables. Le matelas des convictions n’est que trop affaissé. Pour nous Forces d’Inertie, les balancements de l’Histoire reprennent simplement, allant désormais dans la juste direction : celle du sur-place. Le hamac de la révolution siestique ne cherchera en effet pas à aller fallacieusement de l’avant. Il veut simplement tout arrêter. Il ne nous bercera pas d’illusions — mais seulement nous bercera.
Notre action de guérilla siestique est fondée sur le concept novateur d’inertie active par capillarité. De la sieste de chacun à la sieste générale : notre révolution douce, non violente, saine, régénératrice, rétablira les égalités, effacera les fractures mondiales entre sieste souhaitée et sieste subie dans une communion vitale de sieste proactive, massive, volontaire. « Humbles et puissants sont égaux tant que dure leur sommeil », a averti, il y a fort longtemps, Lope de Vega.
La sieste !
La sieste parce qu’elle seule saura extraire l’individu pris dans les contraintes et rythmes infernaux des consommations et production.
La sieste parce qu’elle déstabilisera les économies aliénantes et mortifères.
La sieste parce qu’elle participera de la santé des individus.
La sieste parce qu’elle rétablira un rapport au temps naturel ouvrant sur la créativité, la réflexion, la quête de beauté, d’art et de culture.
La sieste contre-productiviste parce qu’une fois généralisée, elle laissera la nature, la planète se reconstituer.
La sieste parce qu’elle est la solution ultime, holiste !
La sieste retrouvée, la sieste agissante par inaction !
La sieste parce que les Forces d’Inertie, qui s’organiseront en actions individuelles, groupées, militantes, en brigades et bataillons rangés, en déferlantes immobiles, incarneront l’issue radicale et l’extrême espoir pour ce monde perdu.
Pour nous, Forces d’Inertie, le temps est venu de ne plus agir en se bougeant. Immobile, force tranquille, mais omniprésente, récurrente, la guérilla siestique montrera la puissance séditieuse de l’abandon, du lâcher prise pour un « rien faire » envisagé comme horizon.
Le temps est venu d’aller siester, d’accompagner à la sieste, de faire siester les peuples. Il est temps de dépasser les dogmes de l’entre-soi ou du vivre ensemble qui ne mènent qu’à de stériles mouvements browniens — dogmes-hochets qui nous laisseront toujours confinés dans l’agitation, marinant dans le paradigme gesticulateur— pour nous élever en quête de davantage d’aspirations, voire de communions. Voici l’entre-drap, voici le ronfle-ensemble ! Œuvre simple de la sieste ! Œuvre commune à tous ! Siestes unifiées de tous les pays, allongez-vous !
Retrouvons la simplicité rustre et saine du temps de la grotte, du groupe qui, la faim assouvie ou tous les sens apaisés, le danger écarté et le feu allumé, nullement éperdu dans une chasse sans fin de besoins inutiles, cantonné au nécessaire, au hasard et à la nécessité, s’abandonne au bonheur du sommeil en partageant une humanité de rêves tracés sur des parois de pierre. Loin du divertissement acéphale sur écran à des heures after work de liberté concédée qui mène à pioncer sur le canapé, retrouvons le diverticule axial de Lascaux par des siestes inopinées, dans la sincérité du primitif — et sans l’hypocrisie de notre civilisation primaire !
Nous, Forces d’inertie, affirmons que la sieste est le seul retour acceptable accordé aux principes de nécessité et de liberté !
Fi de tout : fi de la production comme fi de la décroissance ! La sieste générale, massive, est en deçà de ces conceptions qui s’entre évaluent et se soutiennent : la sieste porteuse d’évasion, d’un retour à l’essentiel tant pour les êtres que pour la planète, ne permettra plus la mise en quantités de marchandises du monde. Elle ne sera du monde que sa mise en qualité.
Pour nous, Forces d’Inertie, le temps est venu de tous nous assoupir, pour tous, nous grandir !
Nous, Forces d’Inertie, savons que la cause siestique sera à n’en pas douter certainement combattue, vilipendée, sans doute interdite et réprimée. Les valets de la société de gesticulation aux abois — qui déjà, avec leur puissance constante de récupération détournent la sieste au prétexte d’améliorer de pseudos conditions de travail dans un but productiviste, et sont au bénéfice de start up prétendument attachées à notre bonheur —, n’auront de cesse de vouloir préserver le statu quo, de garder leurs apanages et prérogatives opprimants et destructeurs. Ne les craignons pas ! Tournons-nous de côté, et le drap tiré sur la tête n’écoutons pas leurs plaintes et récriminations ! Leur monde éveillé s’écroule ? Qu’importe. Cette catastrophe qui ne vaudra que pour eux seuls n’embellira que davantage notre sommeil souriant.
Nous, Forces d’inertie, ne voulons pas de leurs siestes insatisfaisantes, manipulées, désincarnées, récupérées, inventées par d’autres qui laissent la bouche pâteuse et l’esprit cotonneux. L’émancipation du siesteur viendra du siesteur lui-même.
Oui ! Armées de siestes déterminées et profondes, nous, Forces d’inertie, ne faillirons pas ! Pour un qui se lèvera, dix iront se coucher ! Et ces poings symbolisant toute lutte seront pour nous, Forces d’Inertie, ceux, poings fermés, avec lesquels nous dormirons !
Rejoignons, rejoignez les Forces d’Inertie : non-agissez, militez, ronflez ! Prenez exemple sur les prosélytes actuels hélas trop peu nombreux, les courageuses actions individuelles à l’envi, stipendiées : ceux qui roupillent à l’assemblée, sur les bancs de la fac, au bureau… Qu’ils sont beaux ! Qu’ils sont grands ! Que leurs exemples deviennent nos modèles ! Que leurs prétendues fautes d’aujourd’hui deviennent nos vertus !
Démocratisez la sieste ! Faites-en le bras désarmant du peuple. Que les siestes du plus grand nombre éradiquées au seul profit de celles de quelques-uns ne soient plus une des perversités de cette société de gesticulation !
Pour nous, Forces d’Inertie, la sieste massive est la lutte d’une réappropriation révolutionnaire, et d’une abolition des inégalités. Ils diront que ceux que les gesticulants désignent par les termes infamants de fainéants, de paresseux, ou autres noms d’oiseaux endormis, ne nous montrent nul chemin : c’est vrai. Mais c’est justement cette absence de direction que nous voulons parce que leurs chemins nous mèneront plus nulle part. Qu’ils nous accusent de nous coucher ? Il est vrai que nous le serons physiquement, et aussi parce que, acte de liberté, nous le souhaitons ainsi. Mais nous ne serons plus dans la servitude volontaire de celui à qui l’on a toujours enjoint de se coucher, mais debout !
Oui, il est temps désormais d’éveiller les populations à la sieste : aux cris du chef de bureau ou d’atelier, à celui du militaire ou du patron, opposons les chuchotements de l’endormissement. Aux bruits de la gesticulation, opposons la fureur de notre inaction. Chaque démonstration de chacun fera force de persuasion. La sieste doit être énergiquement pratiquée, répandue en tous lieux, à tout moment : à l’école… chez soi, sur le lieu de travail, dans l’agora ! Chaque ronflement sera une rhétorique assassine.
La sieste est l’éveil ! L’éveil est de siester ! Demain, mille ronflements solidaires s’élèveront ici et là en un concert fraternel.
Nous Forces d’inertie, en parlant à toutes et tous de la sieste, nous la susciterons.
Rejoignez-nous.
À bientôt,
Baille.
Le Commandement des Forces d’Inerties