Mon œil, ma pelouse, ma tondeuse

Pour écrire ce texte, j’ai réglé les caractères en corps 36, le nez collé contre l’écran. là je le colle dans le flou le plus total (mais j’ai réussi à faire une illustration). Je n’ai pas l’habitude de raconter ma vie sur les réseaux, mais tout de même parfois mieux vaut en rire. Il se passe que j’ai un œil qui a faibli très vite ces derniers mois, et je vais bientôt me faire opérer. J’ai une sorte de voile blanc. Après plusieurs semaines à nettoyer mes lunettes toutes les cinq minutes, j’ai fini par admettre que la cataracte précoce prédite il y a 4 ans est arrivée. Or, ce matin je me réveille avec un oeil fermé (mais c’est l’autre !), à la manière virile des boxeurs en fin de round. Problème : je dois donner un atelier IA toute la journée à l’IUT de La Roche-sur-Yon. D’une part ça n’a pas d’allure, comme disent les Québécois, devant les étudiants (un vieux miro devant des jeunes de vingt ans et vas-y l’image du service public) d’autre part, eh bien je ne vois vraiment pas grand chose. Impossible de lire. Les deux yeux à l’Ouest, et pourtant sans strabisme. J’envoie un message pour annuler, désolé, ma journée de cours avec photo gore pour preuve à l’appui, je file chez l’ophtalmo à 30 km. Il y a un brouillard à couper au couteau. C’est un peu plus compliqué. Du coup, pour une fois, je roule lentement. Bilan : c’est une piqûre d’insecte et une belle allergie (1 mois de traitement) — j’avais rien senti, hormis une boule sous l’arcade et la paupière depuis deux jours. « On espère que ça sera dégonflé dans deux-trois jours », me dit mon ophtalmo roumaine, un personnage improbable par ailleurs, mais charmante, avec son cheveu sur la langue et son air perpétuellement déprimé par ce qui arrive toute la journée à ses patients. Elle me dit : « c’est une piqûre. Vous avez une allergie ». Je lui redis, « j’ai rien senti ». Elle me dit « forcément vous pouvez pas voir, c’est microscopique ». La science médicale, c’est logique. Je rentre chez moi dans le brouillard. Alors voilà : impossible de lire, d’écrire (sauf en corps 36 minimum), et d’être à moins de 10 cm de l’écran. Je me dis : « il fait ENFIN super beau, je vais donc sauter sur l’occasion pour tondre ma pelouse, puisque je ne peux pas m’avancer sur mon boulot déjà en retard ». Mais voilà : la vieille tondeuse est en panne et cette fois ça a l’air d’être du lourd — selon mes compétences relatives en vieille tondeuse, bien sûr. La lame plus que grippée ne tourne même plus, même à la main, ce qui est pourtant pour une tondeuse son cœur de métier. Et puis il y a un câble qui se balade. Je ne vois pas où il faut le rebrancher. Quand je dis je ne vois pas, c’est dans les deux sens : 1- mes compétences 2 – tout est flou. Comme 90% des Français d’après un sujet récent sur France Info, je ne l’ai pas fait réviser et il faut compter 2 mois d’attente pendant lesquels la pelouse se venge, comme a dit Richard Brautigan (ça m’est arrivé une fois : 3 semaines pour le devis, 15 jours pour la réparation). Et ma pelouse fait déjà 20 cm de haut. Elle me nargue. En parvenant à lire la météo, je vois que le temps va changer en moins friendly. Marre de cette vieille tondeuse qui m’a déjà coûté des réparations il y a 2 ans, je vais en acheter une autre et je file chez BricoTruc (le brouillard entre temps s’est levé. L’avenir me sourit). Le nez collé contre les étiquettes des modèles et les explications sur les cartons dans BricoMachin (et en regardant les prix aussi, on prend vite un 9 pour un zéro), je finis par me décider et j’en prends une. La journée commence à me coûter bonbon entre le salaire perdu et la nouvelle tondeuse que j’aurais préféré demander pour Noël. Heureusement pour les yeux, j’ai une mutuelle. La caissière et le monsieur du rayon ont fait comme si je n’avais pas l’air d’un lapin atteint de myxomatose et m’ont conseillé pour l’huile et tout et tout, en évitant mon regard (quand les gens ont les yeux malades, ça attaque aussi les yeux des autres semble-t-il). Ce sont des pros de l’expérience client, rien à dire. Je me suis demandé comment ils font si un cul-de-jatte vient acheter une tondeuse. Restent-ils imperturbables ?
Revenu à la maison (sans avoir causé d’accident de la route) : il faut un peu la monter un peu cette tondeuse, une fois sortie de son carton : mettre de l’huile, faire ceci et cela avec des pièces dans le sachet comme c’est marqué dans le manuel en caractères corps dix et avec des schémas minuscules. Honnêtement, j’en chie. Je mets un temps fou pour lire les consignes, pour trouver le trou pour mettre la vis et autres, et voir sur le manuel si je dois mettre la rondelle là où de l’autre côté. Puis ça y est, elle est en ordre de marche. L’herbe (ou la savane, je ne sais plus comment ça s’appelle) est toutefois mouillée. Il faut que j’attende un peu. Ça tombe bien : les cachetons vont paraît-il me mettre en somnolence et il faut que j’évite de conduire les premières heures après en avoir pris — car j’ai vite pris mes cachetons et mes gouttes après avoir déchiffré l’ordonnance et les mots marqués sur les boîtes par la pharmacienne hilare (qui me conseillait de jardiner, mais je n’aime pas ça). Je vais donc pioncer en attendant que l’herbe sèche. Mes questions sont donc les suivantes : est-il interdit de conduire une tondeuse en état second ? Comment savoir si là où je passe a déjà été tondu ? Solidarité avec les mal voyants, plus que jamais.